La fille qui se faisait des films…

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Une voix s’élève dans le brouhaha d’un café bohème paumé dans le Lower East Side. Son propriétaire : un jeune type, plutôt beau garçon.  La vingtaine et les traits fins quasi féminins.  Il a le regard profond. Un regard qui semble avoir vécu mille ans. Un regard dans lequel on décèle souffrance et tristesse. Pour faire cesser la rumeur des gossips, le garçon n’a que sa voix comme arme. Une arme qui se révèle être de destruction massive. Il entame un R&B. Un rythm and blues à l’ancienne. Celui des années 60. Celui de Nina Simone. A capella. Sa guitare est près de lui, mais il ne s’en sert pas pour l’instant. Ce sont ses mains qui accompagnent cette voix particulière, fragile et puissante à la fois. Le garçon fait face à la foule. Sans le moindre sourcillement, il affronte les gens attablés. Il donne tout, il chante comme si le monde autour allait s’effondrer.  Il chante « Be Your Husband »… Le Sin-é oublie le contenu de son assiette. Tous les clients sont subjugués par le garçon débarqué de nulle part. On est en 1993. Le mec qui chante s’appelle Jeff Buckley.

J’ai redécouvert il n’y a pas si longtemps ce magnifique Live at Sin-é de Jeff Buckley. Je l’avais longtemps oublié. Perdu parmi mes autres CD. Et puis, un jour en faisant du tri dans mes armoires, la boite de l’album égaré refait surface. Sans même réfléchir, je l’introduis dans ma chaine hi-fi. Pas dans un casque, je veux que tout mon espace soit envahi par les notes aiguës et la voix virevoltante de Jeff. Elle s’élève dans ma chambre, dans ma tête. Elle soulève mon âme, elle emballe mon cœur, et encore une fois, elle me décroche une larme. J’aime écouter les albums live. Surtout quand les artistes ne sont plus de ce monde. Je me fais mon propre film dans ma tête. Je recréée l’ambiance du concert. Là, je m’imagine attablé dans un coin du Sin-é de New-York avec une Stella Artois devant moi. Je rigole quand Jeff imite Jim Morrison. Je pleure quand il entonne « Calling You », Je redécouvre « The Way Young Lovers Do», je prends à aimer la musique indienne de Nusrat Fateh Ali Khan. Le « Elvis de Jeff ». Il y a beaucoup de reprises, des reprises très personnelles. Des réinterprétations.

A bout de souffle, il m’achève quand arrive à la fameuse chanson « Hallellujah ». Elle ne lui appartient pas mais il la sublime tellement qu’elle donne l’impression d’avoir été écrite seulement pour lui. J’ouvre les yeux, je suis allongée sur le tapis marocain, dans la pénombre de ma chambre. Cet album-là est un crève-cœur. Parce que je n’aurais jamais vu Jeff Buckley, disparu trop tôt dans les flots du Mississippi. Parce que personne ne saura me procurer autant d’émotion que ce live enregistré à l’arrache dans un café bohème new-yorkais. Un live d’une simplicité pourtant enfantine, où il n’y a rien d’autre qu’un chanteur et sa guitare… Je continuerais donc à écouter cet album seule dans ma chambre, pour que personne ne puisse m’empêcher d’imaginer ce que pourrait être un concert de Jeff Buckley… Je serai cette fille qui aime se faire des films au sujet de son idole

12 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. touteouïe dit :

    Elliott Smith et Jeff Buckley tu veux m’achever. j’adore le Live at Sin-é que j’écoute régulièrement… Be your Husband est seulement parfaite! 🙂

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  2. gauthier dit :

    Un live d’une rare qualité, tant dans l’enregistrement que dans la performance, juste lui et sa guitare. Impossible d’écouter grace après ce live, surproduit à mon goût.
    J’ai beau chercher, je ne trouve aucun autre artiste qui arrive à sa cheville, jeff est au-dessus de tout, jeff vit sa musique, jeff transpire sa musique, jeff est un dieu.

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  3. chris dit :

    j adore Jeff Buckley, pour plein de raisons, mais la question que l on peut se poser, est ce qu il aurait eu la même « aura » s’il n’était pas mort si prématurément ?(et de façon assez conne finalement…)
    Ca n’enlève rien au talent du bonhomme et Grace reste un grand album…donc vais me pencher sur ce fameux live sus-cité…

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    1. Sabine Swann dit :

      Ecoute le Live at Sin-é et tu n’écouteras plus jamais de la même manière Grace. Il va te sembler bien en dessous.
      Oui, sa mort prématurée lui apporte une aura supplémentaire, mais il était déjà adulé de son vivant, sa voix, son sens inné de la mélodie, tout ça, on ne peut pas le lui enlever. Il était une idole de son vivant, il est devenu une icône en rejoignant l’autre rive.

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      1. Math' dit :

        C’est facile mais suis d’accord avec ma Swann… Le talent est là, gigantesque, touchant à nouveau les générations qui n’étaient même pas nées à l’époque de Grace donc finalement la question de sa mort augmentant le phénomène ne se pose pas vraiment non? Et puis si il est envisageable de voir qqchose de positif dans cette disparation c’est que lui au moins ne risquera pas de nous sortir une grosse daube electro rap comme d’autre(s) chanteur(s) précédemment mentionnés dans d’autres articles sur ce blog… J’y vais un peu fort, non, pauvre Jeff, je m’excuse… Je tiens pas trop moi à être celle qui se fait le film de « et si Cobain était encore vivant, ou James Dean et Marylin, ou Hendrix… Même mon Elliott… » c’est bon aussi de ne pas savoir, laisser le mystère, le charme…

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  4. Sabine Swann dit :

    Attention je ne veux pas savoir ce que Jeff aurait été aujourd’hui ! J aurais aimé voir à son époque à lui, en 1993. Elle est la, la magie, le fait de ne pas savoir accroît en encore plus la dimension imaginaire. Je m’invente un
    Live qui dans la tête serait parfait en tout point parce que c’est celui qui a été enregistré à l époque. C’est comme quand je réécoute des live de Johnny cash et que j’imagine être dans les années 70 écoutant chanter son folsom…
    Jeff c est mon Elvis.

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    1. Math' dit :

      Ah mais oui oui suis tout à fait d’accord, cette rêvasserie là moi aussi je me la fais, et pas que pour Buckley d’ailleurs mais c’est la question de Chris qui me fait dire que je ne souhaite pas me faire ce film là, le » Et si il n’était pas mort est-ce qu’on l’aimerait autant?  » C’est une question sans réponse et qui appelle la suivante et qu’est-ce qu’il ferait aujourd’hui? A chacun son imagination sur le sujet, mais moi je ne cherche pas la réponse… Et puis est-ce qu’on se demande si Claude François aurait eu moins de fans aujourd’hui s’il était encore en vie?! 😀 hé hé hé

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  5. chris dit :

    Je ne voulais pas dechainer les passions, et encore moins en arriver à Claude Francois!:-) Simplement quand je lis « Jeff Buckley est un dieu, etc… » je pense qu il ne faut pas s’emballer non plus… Une légende oui assurément, dû à sa mort prématurée…un génie, un Dieu, il y aurait fallu voir sur la distance…car des artistes ou groupes qui ont sorti un premier album excellentissime et qui ont stagné ensuite, y en a toute une tripotée….bref….tout cela pour dire qu’il est mort trop tôt, au moins on est tous d’accord la dessus….et qu’au final, c’est peut être plus con de se baigner tout habillé ds le Mississipi que de changer son ampoule ds sa baignoire…

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  6. Moi aussi je rêve. Toujours. Merci pour ce moment d’émotion, je crois que je n’avais jamais réalisé à quel point ça me touchait. Tellement que je ne l’écoute que seule. Voir que je n’en parle pas. Tu as mis les mots sur plein de sentiments enfouis en les faisant ressortir…

    ouh la la … mais ça fait quand même du bien !
    Simone

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